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"Le Grand Meaulnes"
--> Un va-et-vient entre rêve et réalité

Alain-Fournier écrivait à son ami Jacques Rivière, le 22 août 1906 : « Mon livre futur sera peut-être un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la réalité ». Ce livre futur, c'était "Le Grand Meaulnes". L'ayant lu une Xième fois très récemment, j'ai découvert en parallèle des lettres d'Alain-Fournier qui font allusion à deux épisodes majeurs de sa vie consignés de manière romancée dans son livre où il fait vivre au personnage de Meaulnes ses propres aventures sentimentales adaptées à l'intrigue. Je vous livre en écho les lettres d'Alain-Fournier et quelques extraits de "Le Grand Meaulnes" afin d'illustrer les propos de l'auteur cités en en-tête de cet article ...


 

Lettres d'Alain Fournier : Rencontre avec Yvonne |

 

 


Le 1er juin 1905, Henri Alban Fournier, plus connu sous le nom d'Alain-Fournier, le futur auteur du Grand Meaulnes, rencontra une jeune fille qui donnait le bras à une vieille dame à Paris sur le Cours La Reine, à la sortie du Grand Palais...

Littéralement envoûté, il suivit la jeune fille sur un bateau mouche jusqu'à sa maison de Saint-Germain des Prés.
Mais cette jeune fille déjà fiancée qui répondait au beau nom d' Yvonne de Quièvrecourt, ne sera jamais pour lui rien d'autre que ce bel amour impossible qui va lui inspirer le personnage d'Yvonne de Galais dans le Grand Meaulnes, et qui le torturera jusqu'à sa mort, le 22 août 1914, lorsqu'une balle prussienne le renvoya pour toujours au pays de la fête étrange...


Dans une lettre adressée en septembre 1908, trois ans après sa rencontre, à son ami René Bichet, Alain-Fournier décrit sa rencontre et son envoûtement...


Dimanche, 6 septembre 1908

Je n'ai jamais vu rien de si enfantin et de si grave à la fois. Quoique Je l'aie vue sourire, une fois, il y avait dans ses yeux cette désolation convenable, insondable et bleu de la mer, sur les plages de la Côte d'Argent ou de la Méditerranée - d'où elle venait.
Elle était hautaine (et noble). Elle m'a d'abord marqué le même dédain qu'à ceux, sans doute, qui pensaient l'approcher. On ne l'approchait pas. C'était une demoiselle, sous une ombrelle blanche, qui ouvre la grille d'un château, par quelque lourd après-midi de campagne.

Certes, je n'ai jamais vu de femme aussi belle - ni même qui eût, de loin, cette grâce. C'était comme une âme visible, exprimée en un visage et vivant en une démarche. C'était une beauté que je ne puis pas dire. Cent phrases me viennent qui toutes conviennent, mais aucune ne satisfait. C'était en tout cas l'âme la plus féminine et la plus blanche que j'aie connue, c'était une dame de village à la procession des Rogations ; c'était une hampe de lilas blanc ; c'était une soirée déserte d'été où l'on a découvert, en fouillant dans les tiroirs, une paire de minuscules souliers jaunis de mariée, avec de hauts talons comme on n'en porte plus.

Notre rencontre fut extraordinairement mystérieuse - " Ah ! disions-nous, nous nous connaissons - mieux que si nous savions qui nous sommes. " Et c'était étrangement vrai. " Nous sommes des enfants, nous avons fait une folie ", disait-elle. Si grande était sa candeur et notre hauteur qu'on ne savait pas de quelle folie elle avait voulu parler: il n'y avait pas encore eu de prononcé un mot d'amour.
Cet amour, si étrangement né et avoué, fut d'une pureté si passionnée qu'il en devint presque épouvantable à souffrir, comme je l'ai dit. Quand je pense maintenant qu'il y eut des jours où j'étais près d'elle, où elle me parlait - j'ai beau tendre mon imagination: il faudrait être fou pour le croire.

D'après ce que J'ai noté autrefois, donc, elle eut beaucoup de gestes et de paroles que je n'ai pas compris. Quand nous nous quittâmes (souliers noirs à noeuds de rubans très découverts ; chevilles si fines qu'on craignait toujours de les voir plier sous son corps) elle venait de me demander de ne pas l'accompagner plus loin. Appuyé au pilastre d'un pont, je la regardais partir. Pour la première fois depuis que je la connaissais, elle se détourna pour me regarder. je fis quelques pas jusqu'au pilastre suivant, mourant du désir de la rejoindre. Alors, beaucoup plus loin, elle se tourna une seconde fois, complètement, immobile et regarda vers moi, avant de disparaître pour toujours. Était-ce pour, de loin, silencieusement, m'enjoindre l'ordre de ne pas aller plus avant; était-ce pour que, encore une fois, face à face, je puisse la regarder -je ne l'ai jamais su.





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« Le Grand Meaulnes » (H. Alain-Fournier)

 

CHAPITRE XV [PREMIERE PARTIE]



LA RENCONTRE

 

Le lendemain matin, Meaulnes fut prêt un des premiers. Comme on le lui avait conseillé, il revêtit un simple costume noir, de mode passée, une jaquette serrée à la taille avec des manches bouffant aux épaules, un gilet croisé, un pantalon élargi du bas jusqu'à cacher ses fines chaussures, et un chapeau haut de forme.

La cour était déserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporté dans une journée de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée de rosée. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps à autre une brise tiédie coulait sur le visage du promeneur.

Il fit comme les invités qui se sont éveillés avant le maître de la maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant à chaque instant qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derrière lui:

« Déjà réveillé, Augustin?... »

Mais il se promena Ion-temps seul à travers le jardin et la cour. Là-bas, dans le bâtiment principal, rien ne remuait, ni aux fenêtres, ni à la tourelle. On avait ouvert déjà, cependant, les deux battants de la ronde porte de bois. Et, dans une des fenêtres du haut, un rayon de soleil donnait, comme en été, aux premières heures du matin.

Meaulnes, pour la première fois, regardait en plein jour l'intérieur de la propriété. Les vestiges d'un mur séparaient le jardin délabré de la cour, où l'on avait, depuis peu, versé du sable et passé le râteau. A l'extrémité des dépendances qu'il habitait, c'étaient des écuries bâties dans un amusant désordre, qui multipliait les recoins garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine déferlaient des bois de sapins qui le cachaient à tout le pays plat, sauf vers l'est, où l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore.

Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barrière de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de glace mince et plissée comme une écume. Il s'aperçut lui-même reflété dans l'eau, comme incliné sur le ciel, dans son costume d'étudiant romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes ; non plus l'écolier qui s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d'un beau livre de prix...

Il se hâta vers le bâtiment principal, car il avait faim. Dans la grande salle où il avait dîné la veille, une paysanne mettait le couvert. Dès que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignés sur la nappe, elle lui versa le café en disant :

« Vous êtes le premier, monsieur. »

Il ne voulut rien répondre, tant il craignait d'être soudain reconnu comme un étranger. Il demanda seulement à quelle heure partirait,le bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncée..

« Pas avant une demi-heure, monsieur : personne n'est descendu encore », fut la réponse.

Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadère, autour de la longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église. Lorsqu'il eut contourné l'aile sud, il aperçut soudain les roseaux, à perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des étangs venait de ce côté mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues clapotantes.

Désoeuvré, le promeneur erra un long moment sur la rive sablée comme un chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux vitres poussiéreuses qui donnaient sur des pièces délabrées ou abandonnées, sur des débarras encombrés de brouettes, d'outils rouillés et de pots de fleurs brisés, lorsque soudain, à l'autre bout des bâtiments, il entendit des pas grincer sur le sable.

C'étaient deux femmes, l'une très vieille et courbée ; l'autre, une jeune fille, blonde, élancée, dont le charmant costume, après tous les déguisements extraordinaires de la veille, parut d'abord à Meaulnes extraordinaire. Elles s'arrêtèrent un instant pour regarder le Paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un étonnement qui lui parut plus tard bien grossier :

__ Voilà sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique __ Peut-être une actrice qu'on a mandée pour la fête. »

Cependant, les deux femmes passaient près de lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent, Plus tard, lorsqu'il s'endormait après avoir désespérément essayé de se rappeler le beau visage effacé, il voyait en rêve passer des rangées de jeunes femmes qui ressemblaient à celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu penché; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi ses yeux bleus ; mais aucune de ces femmes n'était jamais la grande jeune fille.

Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessinés avec une finesse presque douloureuse. Et comme déjà elle était passée devant lui, il regarda sa toilette, qui était bien la plus simple et la plus sage des toilettes...

Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit à sa compagne :

__ « Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense? »

Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassée, tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune fille répondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadère, elle eut ce même regard innocent et grave, qui semblait dire:

« Qui êtes-vous? Que faites-vous ici ) Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais ».

D'autres invités étaient maintenant épars entre les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance accostaient, prêts à recevoir les promeneurs. Un à un, sur. le passage des dames, qui paraissaient être la châtelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondément, et les demoiselles s'inclinaient. Etrange matinée! Etrange partie de plaisir! Il faisait froid malgré le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient autour de leur cou ces boas de plumes qui étaient, alors à la mode...

La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se trouva dans le même yacht que la jeune châtelaine. Il s'accouda sur le pont, tenant d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put regarder à l'aise la jeune fille, qui s'était assise à l'abri. Elle aussi le regardait. Elle répondait à ses compagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa lèvre un peu mordue.

Un grand silence régnait sur les berges prochaines. Le bateau filait avec un bruit calme de machine et d'eau. On eût pu se croire au coeur de l'été. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de campagne. La jeune fille s'y promènerait sous une ombrelle blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gémir... Mais soudain une rafale glacée venait rappeler décembre aux invités de cette étrange fête.

On aborda devant un bois de sapins. Sur le débarcadère, les passagers durent attendre un instant, serrés les uns contre les autres, qu'un des bateliers eût ouvert le cadenas de la barrière... Avec quel émoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute où, sur le bord de l'étang, il avait eu très près du sien le visage désormais perdu de la jeune fille! Il avait regardé ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu'à ce qu'ils fussent près de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret délicat qu'elle lui eût confié, un peu de poudre restée sur sa joue...

A terre, tout s'arrangea comme dans un rêve. Tandis que les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et s'éparpillaient à travers bois, Meaulnes s'avança dans une allée, où, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva près d'elle sans avoir eu le temps de réfléchir :

« Vous êtes belle », dit-il simplement.

Mais elle hâta le pas et, sans répondre, prit une allée transversale. D'autres promeneurs couraient, jouaient à travers les avenues, chacun errant à sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossièreté, sa sottise. Il errait au hasard, persuadé qu'il ne reverrait plus cette gracieuse créature, lorsqu'il l'aperçut soudain venant à sa rencontre et forcée de passer près de lui dans l'étroit sentier. Elle écartait de ses deux mains nues les plis de son rand manteau. Elle avait des souliers noirs très découverts. Ses chevilles étaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de les voir se briser.

Cette fois, le jeune homme salua, en disant très bas :

« Voulez-vous me pardonner?

__ Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont les maîtres aujourd'hui. Adieu. »

Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un ton si troublé, si plein de désarroi, qu'elle marcha plus lentement et l'écouta.

« Je ne sais même pas qui vous êtes », dit-elle enfin.

Elle prononçait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.

« Je ne sais pas non plus votre nom », répondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l'on voyait à quelque distance les invités se presser autour d'une maison isolée dans la pleine campagne.

« Voici la « maison de Frantz », dit la jeune fille il faut que je vous quitte... »

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais... »

Et elle s'échappa.

La « maison de Frantz » était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers par la foule des invités. Il n'eut guère le loisir d'ailleurs d'examiner le lieu où il se trouvait : on déjeuna en hâte d'un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute; et l'on repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais dès qu'il la vit sortir et, répondant à ce qu'elle avait dit tout à l'heure :

« Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.

__ Comment? Quel était ce nom? » fit-elle, toujours avec la même gravité.

Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne répondit rien.

« Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis étudiant.

__ Oh! vous étudiez? » dit-elle. Et ils parlèrent un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec bonheur, __ avec amitié. Puis l'attitude de la jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. On eût dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s'en effarouchait à l'avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol.

« A quoi bon? A quoi bon? » répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes.

Mais lorsqu' enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour vers ce beau domaine :

« Je vous attendrai », répondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l'embarcadère. Elle s'arrêta soudain et dit pensivement :

« Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas ».

Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se reprit à marcher. Et alors la jeune fille, dans le lointain, au moment de se perdre à nouveau dans la foule des invités, s'arrêta et, se tournant vers lui, pour la première fois le regarda longuement. Etait-ce un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui défendre de l'accompagner? Ou peut-être avait-elle quelque chose encore à lui dire?...

Dès qu'on fut rentré au Domaine, commença, derrière la ferme, dans une grande prairie en pente, la course des poneys. C'était la dernière partie de la fête. D'après toutes les prévisions, les .fiancés devaient arriver à temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigerait tout.

On dut pourtant commencer sans lui. Les garçons en costumes de jockeys, les fillettes en écuyères, amenaient, les uns, de fringants poneys enrubannés, les autres, de très. vieux chevaux dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se fût cru transporté sur la pelouse verte et taillée de quelque champ de courses en miniature.

Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux à plumes, qu'il avait entendus la veille dans l'allée du bois... Le reste du spectacle lui échappa, tant il était anxieux de retrouver dans la foule le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volée de coups de cloche et des cris de joie annoncèrent la fin des courses. Une petite fille sur une vieille jument blanche avait remporté la victoire. Elle passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau flottait au vent.

Puis soudain tout se tut. Les jeux étaient finis et Frantz n'était pas de retour. On hésita un instant ; on se concerta avec embarras. Enfin, par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans l'inquiétude et le silence, le retour des fiancés.

 

Lettres d'Alain Fournier : Rencontre avec Yvonne | Lettre à Valentine

 

 

Vers le 12 février 1910, Alain-Fournier, qui n'arrivait pas à se consoler de ne pouvoir aimer la belle Yvonne de Quièvrecourt, rencontra sur les bords de Seine une autre jeune femme, une jeune modiste Berrichonne qui s'appelait Jeanne Bruneau. Ils vont s'aimer et se déchirer passionnément… Dans son roman, elle deviendra cette Valentine avec laquelle Meaulnes se consolera de sa grande solitude.
Lorsque Meaulnes décrit Valentine, il dessine en fait le portrait fidèle de Jeanne Bruneau:"Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire... fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois douloureux et malicieux."

Pendant plusieurs mois, Fournier crut réellement que Jeanne
Bruneau pourrait lui apporter l'amour terrestre qui ne s'était jamais matérialisé avec Yvonne de Quièvrecourt.
Recherchant auprès de Jeanne Bruneau un certain réconfort, il découvrit rapidement qu'elle avait elle-même besoin d'être protégée, d'être arrachée aux déceptions de son adolescence.
"Elle était un petit être faible, peureux et sans défense" écrira-t-il d'elle plus tard.

Jeanne avait eu d'autres amours avant Fournier, d'autres blessures, et prétendait "qu'un homme s'était tué pour elle". Fournier eut sincèrement l'intention de la sauver, et de sauver leurs amours sans issue, et les lettres magnifiques qu'il lui écrivit en 1910 ne laissent aucun doute sur ce point.


Je pense à vous donner ceci le soir, chez vous, à la fin de ce dimanche que j'imagine si beau. Il y a quelque chose que je ne puis pas dire et que pourtant je veux vous dire. Je voudrais que vous sachiez, si nous devons ne plus nous revoir, la façon dont je vous aime. Si nous devons, un soir, après nous être fâchés et déchirés, nous séparer, du moins vous saurez ce que vous avez été pour moi.

Le premier jour de notre rencontre, je trouvais dans votre visage certains traits, certains passages moins doux, peut-être. Maintenant ce sont ceux-là que je préfère; je ne les regarde jamais sans une tendresse immense, sans une grande envie de vous parler plus amicalement encore.

Il y a des gestes, des phrases, des mouvements de vous que j'ai recueillis précieusement, sans que vous le sachiez : Je me rappelle, le premier jour, votre façon de me regarder en face , tout d'un coup, - comme on regarde quelqu'un qui ment. Je me rappellerai toujours le son de votre voix, si simple, si grave et si drôle. Je me rappelle encore la façon dont le soir, au théâtre, votre poitrine délicate s'appuyait sur votre pauvre chemise.

Je me rappelle aussi ces baisers sur le front que ma grande amie donnait en disant : " Il ne faut vous embrasser que comme cela, vous êtes trop petit ! " Je n'oublierai jamais cette émotion qui m'a bouleversé, le soir du premier vendredi, lorsque, sentant mes coudes écorchés, j'ai compris tout à coup :" c'est que , plusieurs heures, je suis resté accoudé , penché sur elle. "
Et encore ceci : Mardi soir, nous marchions derrière votre soeur, en revenant de la rue Béranger. J'ai souri d'un mot enfantin que vous aviez dit, et vous vous êtes serrée tout d'un coup contre moi. je me rappellerai encore bien d'autres choses plus belles, comme ces grands frissons qui vous traversent, et vous font tant de mal et qui sont beaux pourtant.
C'est ainsi que vous me faites grand mal et que je vous aime pourtant.
Il y a surtout une pensée qui me torture. Je ne puis me faire à l'idée que vous vouliez vous perdre. Je supporterais encore que vous soyez perdue pour moi mais perdue, perdue pour tous; pour toujours ! Toute cette grâce si rare et si précieuse, à la rue ! Tout cela méconnu, abimé ! Pensez-y : devenir quelqu'un sans coeur, ni âme, ni corps, devant qui l'on ne prononce plus sans honte le mot "amour".

Tout ce que je vous écris, Jeanne, si vous y croyez un peu, rien qu'un peu, je resterai votre tout petit, ma toute grande, n'est-ce pas ?

Mais si vraiment cela vous éloigne de moi davantage encore, s'il n'y a vraiment que nos corps qui aient joué ensemble et rien de plus, alors, je vous supplie, repoussez-moi, renvoyez-moi, ne laissez plus auprès de vous quelqu'un qui se trompe ainsi, arrachez-moi de vous, pendant qu'il en est temps encore.

Jeanne, depuis que j'écris ceci, je m'arrête chaque fois que je suis tenté d'écrire un nom trop doux, pour ne pas vous faire sourire : mais je ne puis à la fin m'empêcher d'appuyer ma joue contre la vôtre - et je ne résiste plus à la tentation, ma toute grande, mon beau petit, ma petite madone à la haute coiffure, mon ange aux grands yeux, mon ange au fin sourire, ma petite fille qui baisse la tête en riant et qui se moque de moi, ma femme serrée contre moi et qui parfois m'aime et parfois ne m'aime plus, ma petite maman qui noue ma serviette autour du cou, ma femme qui a peur et que je rassure, ma femme ménagère, ma femme au corps brûlant, ma femme au corps très pur, ma femme très chaste, ma femme très simple, ma femme chérie, ma femme.

Henri



Pendant deux ans, Alain-Fournier aura vécu avec Jeanne Bruneau, souffert avec elle, avant que leur histoire ne prenne fin . Il gardera l'immense regret de n'avoir pu la " sauver d'elle-même " comme il le lui dit dans l'une de ses dernières lettres :
"Pauvre tête perdue que j'ai tant aimée, plus tard, lorsque depuis longtemps nous nous serons oubliés et détestés, lorsque tous deux nous serons morts depuis longtemps, est-ce que je ne pourrai pas , une seconde, rien qu'une seconde encore, te tenir entre mes mains mortes, dans l'obscurité, pour te demander pardon, pardon de ne t'avoir pas sauvée."





 

Voici dans la troisième et dernière partie du roman (chapitre XIII et suivants) la version de cette aventure reconstruite par l'écrivain :


Il y avait aussi un « Cahier de Devoirs Mensuels. » J'en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais au dehors. C'était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de l'élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189.... je reconnus que Meaulnes l'avait commencé peu de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui était de règle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà pourquoi Meaulnes l'avait emporté.

Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. Et c'est ainsi que je découvris de l'écriture sur d'autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avait recommence à écrire.

C'était encore l'écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine lisible ; de petits para graphes de largeurs inégales, séparés par des lignes blanches. Parfois ce n'était qu'une phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la première ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir là des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis dans là salle à manger pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, l'étrange document. Il faisait un jour d'hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c'est devant cette fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte...



CHAPITRE XIV [TROISIEME PARTIE]

LE SECRET

 

Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien à lui dire puisqu'elle est mariée... Que faire, maintenant? Comment vivre?...

Samedi 13 février. J'ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui m'avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la maison fermée... Je lui ai parlé. Tandis qu'elle marchait, je regardais de côté les légers défauts de son visage : une petite ride au coin des lèvres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux ailes du nez. Elle s'est retournée tout d'un coup et me regardant bien en face, peut-être parce qu'elle est plus belle de face que de profil, elle m'a dit d'une voix brève :

« Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé... »

Cependant, à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui reflète la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchée de moi tout d'un coup, pour me demander de l'emmener ce soir au théâtre avec sa soeur. Je remarque pour la première fois qu'elle est, habillée de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme je suis tout près d'elle, quand je fais un geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage... Je fais des difficultés pour accorder ce qu'elle demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. Et c'est moi, maintenant, qui la retiens et la prie. Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurité plaisante à mi-voix :

« N'y va pas, ma petite, il te ferait mal! »

Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.

Au théâtre. __ Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine Blondeau et sa soeur, sont s avec de pauvres écharpes.

Valentine est placée devant moi. A chaque instant elle se retourne, inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens, près d'elle, presque heureux ; je lui réponds chaque fois par un sourire.

Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletéesEt nous plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle a dit : « Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je suis trop décolletée. » Et elle s'est enveloppée dans son écharpe. En effet, sous le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de sa simple chemise montante.

Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Près d'elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis... J'ai voulu l'interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais, à son tour, elle m'a posé des questions si gênantes que je n'ai su rien répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?... Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure manquée?...

A minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et je me souviens tout à coup d'une décision que j'avais prise l'autre mois : j'avais résolu d'aller là-bas en pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner l'hôtel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permît de retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais je suis fatigué. J'ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de costume, avant le théâtre, et je n'ai pas dîné... Agité, inquiet, pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?

Je note encore ceci : elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?... J'ai deviné qu'elles étaient couturières ou modistes.

En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donné rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés.

« Si je n'étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours. »

Jeudi 18 février. __ Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait à chaque instant : il va finir par pleuvoir...

Je m'arche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le coeur. Il tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve : une averse peut l'empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans le gris après-midi du ciel __ tantôt gris et tantôt éclatant __ un grand nuage a dû céder au vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable...

Devant le théâtre. Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m'ont fait espérer...

Une heure d'attente. __ Je suis las. A la tombée de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est furieux, pâle, muet... Dès le couloir il commence à cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l'aise... Il Me vient cette pensée affreuse que j'ai renoncé au paradis et que je suis en train de piétiner aux portes de l'enfer.

De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je .repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l'heure __ une foule noire...

Suppositions __ Désespoir __ Fatigue. Je me raccroche à cette pensée : demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai l'attendre. Et j'ai grand-hâte que demain soit arrivé. Avec ennui j'imagine la soirée d'aujourd'hui, puis la matinée du lendemain, que je vais passer dans le désoeuvrement... Mais déjà cette journée n'est-elle pas presque finie? Rentré chez moi, près du feu, j'entends crier les journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi.

Elle... je veux dire : Valentine.

Cette soirée que j'avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que l'heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrais fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un remords. D'autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui ai perdu ma journée, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain?

Vendredi soir. __ J'avais pensé écrire à la suite « Je ne l'ai pas revue. » Et tout aurait été fini.

Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre : la voici. Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air à la fois douloureux et malicieux.

C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne viendra plus.

Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux, marchant lentement l'un près de l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son histoire mais d'une façon si enveloppée que je comprends mal. Elle dit : « mon amant » en parlant de ce fiancé qu'elle n'a pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que je ne m'attache point à elle.

Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grâce:

« N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des folies.

» __ J'ai couru des chemins, toute seule.

» __ J'ai désespéré mon fiancé. Je l'ai abandonné parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en imagination et non telle que j'étais. Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux. »

A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver à elle-même qu'elle a eu raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien à regretter et n'était pas. diane du bonheur qui s'offrait à elle.

Une autre fois:

« Ce qui me plaît en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs... »

Une autre fois:

« Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez. »

Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement :

« Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous allez me demander ma main?... »

J'ai balbutié. Je ne sais pas ce que j'ai répondu. Peut-être ai-je dit : « Oui ».

Cette espèce de journal s'interrompait là. Commençaient, alors des brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaires fiançailles!... La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné son métier. Lui s'était occupé des préparatifs du mariage. Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois disparaître ; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à se justifier devant Valentine.



CHAPITRE XV [TROISIEME PARTIE]

LE SECRET (suite)

 

Puis le journal reprenait.

Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu'ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, que j'ai dû reprendre moi-même et reconstituer toute cette partie de son histoire.

14 juin. __ Lorsqu'il s'éveilla de grand matin dans la chambre de l'auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le café du matin : ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans l'impression unique d'un réveil à la campagne, au début de délicieuses grandes vacances.

Il se leva, frappa doucement à la porte voisine, sans obtenir de réponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il aperçut alors Valentine et comprit d'où luivenait tant de paisible bonheur. Elle dormait, absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendît respirer, comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux yeux fermés, ce visage si quiet qu'on eût souhaité ne l'éveiller et ne le troubler jamais.

Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus que d'ouvrir les yeux et de regarder.

Dès qu'elle fut habillée, Meaulnes revint près de la jeune fille.

« Nous sommes en retard », dit-elle.

Et ce fut aussitôt comme une ménagère dans sa demeure.

Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes avait portés la veille et quand elle en vint au pantalon se désola. Le bas des jambes était couvert d'une boue épaisse. Elle hésita, puis, soigneusement, avec précaution, avant de le brosser, elle commença par râper la première épaisseur de terre avec un couteau.

« C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe quand ils s"étaient flanqués dans la boue.

__ Moi, c'est ma mère qui m'a enseigné cela », dit Valentine.

*** Et telle était bien la compagne que devait souhaiter, avant son aventure mystérieuse, le chasseur et le paysan qu'était le grand Meaulnes.

15 juin. A ce dîner, à la ferme, où grâce à leurs amis qui les avaient présentés comme mari et femme, ils furent conviés, à leur grand ennui, elle se montra timide comme une nouvelle mariée.

On avait allumé les bougies de deux candélabres, chaque bout de la table couverte de toile blanche, comme à une paisible noce de campagne. Les visages, dès qu'ils se penchaient, sous cette faible clarté, baignaient dans l'ombre.

Il y avait à la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressât presque toujours à lui. Depuis qu'il avait résolu, dans ce village perdu, afin d'éviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa femme, un même regret, un même remords le désolaient. Et tandis que Patrice, à la façon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le dîner :

« C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, présider le repas de mes noces. »

Près de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On eût dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se réfugier contre lui. Depuis longtemps, Patrice insistait vainement pour qu'elle vidât son verre, lorsqu'enfin Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement :

« Il faut boire, ma petite Valentine. »

Alors, docilement, elle but. Et Patrice félicita en souriant le jeune homme d'avoir une femme aussi obéissante.

Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et pensifs. Ils étaient fatigués, d'abord; leurs pieds trempés par la boue de la promenade étaient glacés sur les carreaux lavés de la cuisine. Et puis, de temps à autre, le jeune homme était obligé de dire :

« Ma femme, Valentine, ma femme... »

Et chaque fois, en prononçant sourdement ce mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre une faute.

17 juin. __ L'après-midi de ce dernier jour commença mal.

Patrice et sa femme les accompagnèrent à la promenade. Peu à peu, sur la pente inégale couverte de bruyère, les deux couples se trouvèrent séparés. Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genévriers, dans un petit taillis.

Le vent portait des gouttes de pluie et le temps était bas. La soirée avait un goût amer, semblait-il, le goût d'un tel ennui que l'amour même ne le pouvait distraire.

Longtemps ils restèrent là, dans leur cachette, abrités sous les branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, tout irait bien.

Et ils commencèrent à parler d'amour, Valentine parlait, parlait...

« Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiancé, comme un enfant qu'il était : tout de suite nous aurions eu une maison, comme une chaumière perdue dans la campagne. Elle était toute prête, disait-il. Nous y serions arrivés comme au retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les chemins, dans la cour, cachés dans les bosquets, des enfants inconnus nous auraient fait fête, criant : « Vive la mariée »... Quelles folies, n'est-ce pas? »

Meaulnes, interdit, soucieux, l'écoutait. Il retrouvait, dans tout cela, comme l'écho d'une voix déjà entendue. Et il y avait aussi, dans le ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un, vague regret.

Mais elle eut peur de l'avoir blessé. Elle se retourna vers lui, avec élan, avec douceur.

« A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai : quelque chose qui ait été pour moi plus précieux que tout.... et vous le brûlerez! »

Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son fiancé.

Ah! tout de suite, il reconnut la fine écriture. Comment n'y avait-il jamais pensé plus tôt! C'était l'écriture de Frantz le bohémien, qu'il avait vue jadis sur le billet désespéré laissé dans la chambre du Domaine...

Ils marchaient maintenant sur une petite route étroite entre les pâquerettes et les foins éclairés obliquement par le soleil de cinq heures. Si grande était sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore quelle déroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demandé, de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, pathétiques... Celle-ci, dans là dernière lettre,:

__ Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux...

Meaulnes lisait, à demi aveuglé de regret et de colère, le visage immobile, mais tout pâle, avec des frémissements sous les yeux. Valentine, inquiète de le voir ainsi, regarda où il en était, et ce qui le fâchait ainsi.

« C'est, expliqua-t-elle très vite, un bijou qu'il M'avait donné en me faisant jurer de le garder toujours. C'étaient là de ses idées folles. »

Mais elle ne fit qu'exaspérer Meaulnes.

« Folles! dit-il en mettant les lettres dans sa poche. Pourquoi répéter ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'était le garçon le plus merveilleux du monde!

__ Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'émoi, vous avez connu Frantz de Galais?

C'était mon ami le meilleur, c'était mon frère d'aventures, et voilà que je lui ai pris sa fiancée!

« Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui n'avez voulu croire à rien.

Vous êtes cause de tout. C'est vous qui avez tout perdu! tout perdu! »

Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa brutalement.

« Allez-vous-en. Laissez-moi.

__ Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, bégayant et pleurant à demi, je partirai en effet. Je rentrerai à Bourges, chez nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez, n'est-ce pas? que mon père est trop pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai déjà fait une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus de métier... »

Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que Meaulnes, sans même la regarder partir, continuait à marcher au hasard.

 

 

 

 





 
Ecrit par Hurricane, le Dimanche 1 Janvier 2006, 20:09 dans la rubrique "Littérature française".