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Lis-Tes-Râtures
Marguerite Duras (1914-1996)
--> Etude d'un extrait original de "L'Amant"
 

Un précédent article biographique évoquait Marguerite Duras. J’aimerais vous faire partager un extrait de « L’amant », un roman paru en 1984. Cette page montrera l’originalité des thèmes et du style de l’écrivain …

 

 La narratrice est âgée alors de quinze ans et demi. Pensionnaire à Saigon, elle prend le bac pour rejoindre sa mère à Sadec, sur le fleuve Mékong. La scène se déroule au début du XX° siècle.

 

 L’homme élégant est descendu de la limousine, il fume une cigarette anglaise. Il regarde la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or. Il vient vers elle lentement. C’est visible, il est intimidé. Il ne sourit pas tout d’abord. Tout d’abord il lui offre une cigarette. Sa main tremble. Il y a cette différence de race, il n’est pas blanc, il doit la surmonter, c’est pourquoi il tremble. Elle lui dit qu’elle ne fume pas, non merci. Elle ne dit rien d’autre, elle ne lui dit pas laissez-moi tranquille. Alors il a moins peur. Alors il lui dit qu’il croit rêver. Elle ne répond pas. Ce n’est pas la peine qu’elle réponde, que répondrait-elle. Elle attend. Alors il le lui demande : mais d’où venez-vous ? Elle dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école de filles de Sadec. Il réfléchit et puis il dit qu’il a entendu parler de cette dame, sa mère, de son manque de chance avec cette concession qu’elle aurait achetée au Cambodge, c’est bien ça, n’est-ce pas ? Oui c’est ça.

 Il répète que c’est tout à fait extraordinaire de la voir sur ce bac, une jeune fille belle comme elle l’est, vous ne vous rendez pas compte, c’est très inattendu, une jeune fille blanche dans un car d’indigène.

 Il lui dit que le chapeau lui va bien, très bien même, que c’est … original … un chapeau d’homme, pourquoi pas ? elle est si jolie, elle peut tout se permettre.

 Elle le regarde. Elle lui demande qui il est. Il dit qu’il revient de Paris où il a fait ses études, qu’il habite Sadec lui aussi, justement sur le fleuve, la grande maison avec les grandes terrasses aux balustrades de céramique bleue. Elle lui demande ce qu’il est. Il dit qu’il est chinois, que sa famille vient de la Chine du Nord, de Fou-Chouen. Voulez-vous me permettre de vous ramener chez vous à Saigon ? Elle est d’accord. Il dit au chauffeur de prendre les bagages de la jeune fille dans le car et de les mettre dans l’auto noire.

 

 

 Sur le fond, les thèmes choisis par Marguerite Duras dans ce récit en partie autobiographique sont volontairement provocateurs : la différence d’âge entre l’homme et la toute jeune fille, l’amour naissant entre deux personnages de races différentes, l’ambiguïté du statut de la jeune femme qui porte un chapeau d’homme, sa façon de braver les conventions en côtoyant des indigènes dans le car, elle qui est européenne. L’écrivain place délibérément cette rencontre sous le signe de l’anti-romantisme : la littérature a décrit des dizaines de rencontres amoureuses pleines de délicatesse de détails de sentiments et débordant d’émotion. Ici rien de comparable : l’auteur crée volontairement un effet de distanciation froide. Alors que précédemment, la focalisation insistait sur le point de vue interne masculin, ici c’est la focalisation interne de la jeune fille qui est privilégiée et, sous le regard de celle-ci, l’homme devient « objet », signe d’un féminisme contemporain qui ne dédaigne cependant pas de faire place à un érotisme discret dans la manière dont le jeune Chinois perçoit la jeune fille. D’autre part, de nombreux éléments sont tus dans cette rencontre : la monotonie voulue dans le choix du verbe de parole : « dit » ne permet pas de déceler l’intonation des interlocuteurs ni les moments de plus grande émotion. L’auteur laisse le lecteur adulte interpréter à sa guise ces dialogues curieux dans lesquels Marguerite Duras se livre à des innovations : le mélange des discours, les phrases hybrides débutant au style indirect pour s’achever au discours direct, la suppression des signes de ponctuation classiques (tirets, guillemets) met sur le même plan dialogue et narration que même le temps dominant (présent de l’indicatif) uniformise, rendant cette scène intemporelle et donc faisant naître l’illusion que la rencontre ainsi rapportée pourrait être actuelle, ce qui souligne indirectement la modernité de la conduite de la jeune femme décrite, très en avance sur son temps.

 

 Vous verrez certainement bien d’autres aspects de cet extrait : si vous souhaitez me les faire partager, n’hésitez pas à rajouter ici vos impressions !

Ecrit par Hurricane, le Samedi 25 Février 2006, 00:56 dans la rubrique "Textes".


Commentaires :

  PapillonLea
25-02-06
à 14:33

Elle est belle cette rencontre, sans fioritures, élégante et simple...
Merci pour cet extrait que je n'avais pas relu depuis longtemps...

  Hurricane
26-02-06
à 16:48

Re:

 Merci pour ton passage et pour ton commentaire ; en effet les textes de Marguerite Duras ou certaines productions du "Nouveau roman" qui ont eu de la diffculté à se faire accepter au début ont fini par franchir la barrière des a-priori !