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Lis-Tes-Râtures
Peine de mort et littérature
--> Albert Camus

Voici une prise de position très connue d'Albert Camus sur la question. Merci de placer vos réactions à la suite de cet extrait !


Albert Camus : « Réflexion sur la peine de mort » (1957)

 

 Un assassin dont le crime était particulièrement révoltant (il avait massacré une famille de fermiers avec leurs enfants) fut condamné à mort. Il s’agissait d’un ouvrier agricole qui avait tué dans une sorte de délire de sang, mais il avait aggravé son cas en volant ses victimes. L’affaire eut un grand retentissement. On estima généralement que la décapitation était une peine trop douce pour un pareil monstre.

 Telle fut, m’a-t-on dit, l’opinion de mon père, que le meurtre des enfants, en particulier, avait indigné. L’une des rares choses que je sache de lui, en tout cas, est qu’il voulut assister à l’exécution, pour la première fois de sa vie.

 Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du supplice, à l’autre bout de la ville, au milieu d’un grand concours de peuple. Ce qu’il vit ce matin-là, il n’en dit rien à personne. Ma mère raconte qu’il rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s’étendit un moment sur le lit et se mit tout d’un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu’à ce corps pantelant qu’on venait de jeter sur une planche pour lui couper le cou.

 Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour vaincre l’indignation d’un homme simple et droit et pour qu’un châtiment qu’il estimait cent fois mérité n’ait eu finalement d’autre effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle n’est pas moins révoltante que le crime, et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. Cela est si vrai que personne n’ose parler directement de cette cérémonie. Les fonctionnaires et les journalistes qui ont la charge d’en parler, comme s’ils avaient conscience de ce qu’elle manifeste en même temps de provocant et de honteux, ont utilisé à son propos une sorte de langage rituel, réduit à des formules stéréotypées. Nous lisons ainsi, à l’heure du petit déjeuner, dans un coin du journal, que le condamné « a payé sa dette à la société », ou qu’il a « expié », ou que, « à cinq heures, justice était faite ». Les fonctionnaires traitent du condamné comme de « l’intéressé » ou du « patient », ou le désignent par un sigle : le C.A.M. De la peine capitale, on n’écrit, si j’ose dire, qu’à voix basse » (…) Tout le monde s’évertue à n’en parler que par euphémisme. (…) Mon intention est au contraire d’en parler crûment. (…) La survivance de ce rite primitif n’a été rendue possible chez nous que par l’insouciance ou l’ignorance de l’opinion publique qui réagit seulement par les phrases cérémonieuses qu’on lui a inculquées. Quand l’imagination dort, les mots se vident de leur sens : un peuple sourd enregistre distraitement la condamnation d’un homme. Mais qu’on montre la machine, qu’on fasse toucher le bois et le fer, entendre le bruit de la tête qui tombe, et l’imagination publique, soudain réveillée, répudiera en même temps le vocabulaire et le supplice. (…) Loin de dire que la peine de mort est d’abord nécessaire et qu’il convient ensuite de n’en parler, il faut parler au contraire de ce qu’elle est réellement et dire alors si, telle qu’elle est, elle doit être considérée comme nécessaire.

 Je la crois, quant à moi, non seulement inutile, mais profondément nuisible.(…) Je crois que l’homme ne peut vivre désormais en dehors de la société dont les lois sont nécessaires à sa survie physique. Il faut donc que les responsabilités soient établies selon une échelle raisonnable et efficace par la société elle-même. Mais la loi trouve sa dernière justification dans le bien qu’elle fait ou ne fait pas à la société d’un lieu ou d’un temps donnés ( …) la peine de mort souille notre société et ses partisans ne peuvent la justifier en raison (…).

 On sait que le grand argument des partisans de la peine de mort est l’exemplarité du châtiment. On ne coupe pas seulement les têtes pour punir leurs porteurs, mais pour intimider, par un exemple effrayant, ceux qui seraient tentés de les imiter. (…) Cet argument serait impressionnant si l’on n’était obligé de constater :

1) que la société ne croit pas elle-même à l’exemplarité dont elle parle ;

2) qu’il n’est pas prouvé que la peine de mort ait fait reculer un seul meurtrier, décidé à l’être, alors qu’il est évident qu’elle n’a eu aucun effet, sinon de fascination, sur des milliers de criminels ;

3) qu’elle constitue, à d’autres égards, un exemple repoussant dont les conséquences sont imprévisibles.

La société, d’abord, ne croit pas à ce qu’elle dit. Si elle le croyait vraiment, elle montrerait les têtes. Elle ferait bénéficier les exécutions du lancement publicitaire qu’elle réserve d’ordinaire aux emprunts nationaux ou aux nouvelles marques d’apéritifs. ( …) Comment l’assassinat furtif qu’on commet la nuit dans une cour de prison peut-il être exemplaire ? Tout au plus sert-il à informer périodiquement les citoyens qu’ils mourront s’il leur arrive de tuer ; avenir qu’on peut promettre aussi à ceux qui ne tuent pas.  

Ecrit par Hurricane, le Mardi 31 Janvier 2006, 15:05 dans la rubrique "Textes".


Commentaires :

  L'O
02-02-06
à 09:41

Peine de vie?

(...) et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense faite au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. 

Condamner a mort une personne pour un meurtre commis revient a commettre soi meme un meurtre.  De plus, il y a toujours le risque de condamner l'innocent.

Souvent on me repond que s'il s'agissait d'un etre que j'aime blesse, je voudrais vengeance.  Surement.  C'est la que la justice sociale doit agir, pour apaiser les passions humaines en ne laissant pas un tel crime etre commis, en offrant au criminel la Peine de vie.  Une vie a l'ombre, une vie a repenser, a se maudire, a se pardonner?

D'un autre cote, il est facile d'argumenter a coeur apaise...


  Hurricane
02-02-06
à 12:00

Re: Peine de vie?

Ta réponse cerne bien la question ! Actuellement, il est de nouveau abordé le problème lié à l'exécution de Christian Ranucci pour lequel le doute sur la culpablité continue de planer et dont un livre "Le pull-over rouge" retraçait le parcours.
  Je me souviens avoir assisté avec beaucoup d'intérêt à l'intervention télévisée de Maître Robert Badinter en 1978 qui constituait une synthèse de ses thèses abolitionnistes face au journaliste Olivier Servan-Schreiber et qui ont abouti à la loi de 1981. Si je retrouve ce document que j'avais commandé à l'époque, j'en placerai quelques extraits sur le site. Amicalement. :-)

  L'O
02-02-06
à 12:09

Re: Re: Peine de vie?

Il serait en effet tres interessant de lire les arguments de Maître Robert Badinter, s'ils ont permis d'acceder a l'abolition de la peine de mort!

Ayant grandi dans une France sans peine de mort, je serais tres curieuse de lire cette voix qui a donne a la Vie le droit d'etre encore.


  Hurricane
09-02-06
à 10:13

Re: Re: Re: Peine de vie?

Bonjour ! La première partie de l'interview est à présent en ligne pour répondre à ton souhait. Amicalement. :-)